J’ai participé à la concélébration eucharistique qui a réuni une soixantaine de chrétiens, catholiques et protestants, clercs et laïques, le soir de la Pentecôte de 1968. J’apporte ici, à Réforme, mon interprétation de l’événement.

Il n’est pas douteux que cet acte constitue une « transgression » au regard de l’interdit qui a des raisons très fortes et parfaitement connue de tous les participants. La question est de savoir si, en brisant cet interdit, la communauté rassemblée a fait avancer la réunion du peuple de Dieu qui se cherche dans la douleur parmi les membres épars de la chrétienté en ruines. Il y a des « transgressions » qui simplement détruisent ; d’autres qui, en détruisant, édifient. J’ai cru que celle-ci était constructive. Voici sur quels signes je fonde ma conviction.

D’abord, cette célébration n’avait pas été, à proprement parler, délibérée et voulue d’un vouloir qui fait violence. Elle avait été donnée par l’événement, à savoir par une action puisée au même Evangile et qui en vérifiait la portée révolutionnaire pour notre temps. Bien plus, ce n’était pas seulement l’événement – la « révolution de Mai » – mais le monde qui nous donnait d’être réunis : le monde, dans la personne de ces étudiants et de ces ouvriers aux côtés desquels nous nous étions retrouvés, à des titres divers, durant ce mois extraordinaire ; en se plaçant en tiers entre nos confessions, ils jetaient le pont que nos théologies et nos ecclésiologies n’avaient pas encore construit. Ainsi l’Eucharistie pouvait couronner une communauté vraie qui avait précédé la célébration. A son tour, celle-ci se mettait à exister, comme un geste jeté en avant de nous, avant que nos théologies fussent en état de dessiner le contour théorique. Mais n’est-ce pas ainsi que les choses se passent ? Une communauté naît : elle avance, à coups d’actes risqués ; elle fait la percée, que le théologien ensuite réfléchit et interprète…

Second signe : la liturgie de cette concélébration n’innovait en aucune façon ; enracinée dans le sol le plus ancien, nourrie au tronc commun de la patristique, elle faisait vraiment mémoire de nos traditions, celle de l’Eglise catholique romaine, celle des Eglises de la Réforme. Rien, par conséquent, ne pouvait accréditer l’idée qu’une « secte » était en train de naître, accrochée à quelque théologie nouvelle ou à quelque ecclésiologie nouvelle. Au contraire, tout dans cette célébration même – et d’abord la consécration prononcée en commun par ce fragment du peuple de Dieu, prêtres, pasteurs et laïcs confondus – tendait à relier chaque cocélébrant à sa communauté d’origine.

Un acte lisible par ceux du dehors

Autre signe : les participants n’ont pas voulu que leur réunion restât clandestine ; en avertissant leurs autorités respectives, ils ont créé une situation plus saine que mainte cérémonie d’intercommunion pratiquée ici ou là, en Europe ou en Amérique, dans le silence à la fois prudent et complice des autorités ecclésiastiques. Cette fois-ci, les autorités sont informées ; la question est ouvertement posée ; on peut espérer qu’à travers la lutte du pour et du contre une réponse susceptible d’être portée par tous se frayera un chemin.

On objectera que le prix à payer est lourd : fallait-il scandaliser ceux du dedans, pas seulement les âmes accoutumées à la division, mais plus encore celles qui en souffrent dans l’obéissance ? C’est l’objection la plus grave à mes yeux. Et pourtant elle pèse moins que le souci qui fut le nôtre de poser un acte lisible par ceux du dehors. J’entends par là tous ceux qui ne sont pas des fidèles de nos assemblées, et plus encore ceux qui nous ont quitté en silence, parce que nos lenteurs les désespéraient, parce que notre obéissance même les scandalisait. Alors nous avons pensé que le signe ainsi offert à ceux-là, qui sont aussi le peuple de Dieu, valait bien la peine faite à ceux du dedans, et même la tristesse infligée aux âmes non accoutumées mais patientes. Déjà, depuis cette Pentecôte, un écho favorable nous est rendu par la périphérie de l’Eglise. N’est-ce pas le signe le plus précieux ? Celui qui dit qu’il faut parfois attrister les frères restés à la maison pour que l’Evangile soit entendu des frères qui se figurent l’avoir quittée ?