Interview de Tom Johnson par Sam Debard, le 1er novembre 2008, au Chambon.

- Alors Mr Johnson, si pour 70% des anciens du Collège il n’y a pas besoin de vous présenter, peut être que pour les 30% plus jeunes, il faut dire qui vous êtes, que vous avez été professeur d’anglais au Collège Cévenol, et que vous êtes arrivé en …. quelle année au Chambon ?
- En 47.
- Mais qui ou quoi vous a amené au Cévenol ?

- J’ai rencontré dans un train Mr Trocmé alors en voyage aux États-Unis, car nous allions tous les deux, ainsi que d’autres personnes, en Californie, à une conférence de la réconciliation à San Francisco. La rencontre s’est donc faite dans ce train qui reliait Los Angeles à San Francisco. A l’époque, j’avais fait une sorte de spécialisation d’études à la fois en Français et en Espagnol et je souhaitais approfondir mes connaissances dans la langue de Molière, parce que malgré mes bons résultats à l’université, il y avait beaucoup de choses que je ne savais pas et où je risquais de faire des fautes (rires), et je suis venu ici, parce qu’il m’avait invité et dit que je pouvais rester un mois ou une année si je voulais pour me perfectionner en Français.
Nous avions parlé en Français dans le train et c’est ainsi qu’il a pu se rendre compte de mes insuffisances et que peut-être j’avais du travail à faire (rires), et c’est à cette époque que je suis venu au Collège. Il est évident que je ne pensais pas rester plus qu’une année, ce qui me semblait déjà bien long à l’époque, et vraiment j’étais loin de me douter que j’allais rester un demi siècle…(rires)

- Qui était le pasteur Trocmé ?
- Trocmé était le pilier d’une organisation de religieux pacifistes qui avaient décidé de fonder un collège pour les jeunes de France et d’ailleurs, et quand il m’a invité en 47 c’était l’époque où Paul Ricoeur, professeur de philosophie, enseignait au Collège, et j’ai alors découvert qu’en France, on faisait obligatoirement des études élémentaires de philosophie pour apprendre les éléments de la pensée, et j’ai trouvé ceci fort intéressant parce qu’aux USA, on n’avait pas du tout la tradition de faire ce genre d’études.

- Vous avez conscience que vous êtes actuellement la seule mémoire vivante du Collège Cévenol ?
- Peut-être oui, quand je suis venu, il y avait deux anglais et deux américains membres de la faculté et qui représentaient ces deux pays qui étaient prêts à envoyer des élèves et j’avais à l’époque fait la connaissance de personnes plus mûres que moi et qui étaient pleines d’enthousiasme pour ce projet. J’ai rencontré par exemple quelqu’un que vous avez sans doute connu : Miss Maber. Miss Williamson également et d’autres qui sont venus des USA , Miss Wilkinson. Jim Bean est venu plus tard, dans les années 60.
J’ai été très impressionné par le fait que les professeurs de langues étaient tous originaires des pays dont ils présentaient la langue aux élèves. Madame Trocmé, qui était Italienne, très italienne même (rires) et Miss Maber, qui était Anglaise, ainsi que Miss Williamson, et puis d’autres Américains aussi dont j’ai oublié le nom.

- Avoir connu le pasteur Trocmé est une chance inouïe, comme homme, comme pasteur aussi, quelle impression vous a-t-il faite, en quoi vous a-t-il marqué ?
- Et bien, il m’avait donné l’impression de quelqu’un qui savait ce qu’il faisait , sûr de son point de vue, et il donnait aussi l’impression de ne pas être forcément un pacifiste parfait comme tout le monde voulait être, mais comme beaucoup de gens sont réellement; malgré leur convictions, ils expriment leurs opinions de façon péremptoire.
Il y avait également Madame Theiss. Monsieur Theiss était le directeur du Collège, Monsieur Trocmé était le fondateur, et la famille Theiss avait décidé de consacrer un plein temps au travail dans le collège, et Madame Theiss était professeur d’Anglais et Monsieur Theiss aussi. Ils m’ont invité à me joindre à eux comme professeur du Collège et c’est ainsi que j’ai commencé. Je me rappelle qu’à l’époque j’étais très content d’avoir eu l’opportunité d’étudier le français par un professeur d’origine française. L’impact est tout différent. Et moi-même en tant que professeur j’ai été très content de pouvoir présenter la langue anglaise, dans ma version (rires), parce que l’on voyait bien que l’accent de Miss Maber et Miss Williamson était différent.
J’ai également étudié l’Espagnol avec des professeurs d’origine espagnole ou sud-américaine. L’allemand que je n’ai malheureusement pas étudié était également présenté au Collège de façon très compétente par des professeurs du pays.

- Vous pensez aussi (mais il est venu plus tard) à Otto Sanson ?
- Oui il est venu plus tard. Sa femme Renée était prof de Français et Otto, qui était d’origine allemande, présentait l’Allemand aux élèves. Nous avions l’habitude de présenter les cours directement dans notre langue, ce qui pour nous était tellement facile étant donné que nous étions originaire du pays. Il ne fallait surtout pas oublier que les élèves venaient au Collège pour se préparer à passer des examens et que les cours devaient être présentés de façon compétente pour que les élèves puissent apprendre correctement.

- Ce qui a impressionné les anciens sur le blog c’est le fait que vous commenciez votre cours directement en Anglais, sans un mot de Français.
- Ce n’était pas aussi absolu que cela, mais évidemment je voyais que c’était ça l’idéal et donc  je le faisais dans la mesure du possible. Car c’est avant tout une langue parlée, l’écrit vient après.

-Je n’ai pas besoin de dire combien vous avez été un personnage connu et reconnu au sein du Collège, à chaque fête on vous demandait de chanter « Old Mac Donald had a farm » ; rassurez-vous, je ne vais pas vous demander de la chanter (rires). Cette ambiance festive du collège, ces fêtes de fin d’année où les élèves se retrouvaient avec les profs, dans une autre ambiance, des rapports plus confraternels…
- Plus détendus, pour le plaisir..

- Ou même parfois certains imitateurs se moquaient un peu des profs et c’était de bon aloi.
- Oui, tout à fait.

- Ces fêtes étaient très marquantes, cela se passait au gymnase François Lods.
- Vous étiez élève à quelle époque ?

- 64 à 69
- Ah oui, vous êtes resté 4 ans , c’est pas mal !

- C’était la période où Monsieur Leehnard est décédé, Monsieur Gagnier est venu, mais il n’est pas resté longtemps. Pour en revenir au principe festif, c’était une institution au Collège, et alors ce rapport finalement différent entre profs et élèves, moi j’aimerais que vous m’expliquiez comment vous avez ressenti cet échange avec ces élèves de tous les pays, avec parfois des confessions différentes, des éducations très différentes, comment c’était d’être avec ces élèves bien particuliers ?
- Je tâchais de présenter les choses de façon aussi intéressante que possible, et d’une façon compréhensible par tout un chacun. J’ai voulu évidemment tout en commençant le cours dans la langue, expliquer le maximum de choses sans laisser un seul élève en perte de vitesse, ne pas hésiter à revenir sur des notions fondamentales pour que l’apprentissage de la langue soit accessible à tous. Je souhaitais rendre aux élèves ce que les professeurs d’université avaient fait à mon égard, comme j’avais eu la chance d’avoir des profs qui eux aussi s’intéressaient aux moyens de divertissements avec les élèves, j’ai souhaité moi aussi participer aux amusements des collégiens . Il n’y avait pas que le « Old Mac Donald » …

- Quel était le professeur au Collège qui vous a le plus marqué ?
- Ah, ça, c’est difficile, parce qu’ils m’ont tous marqué, que ce soient les collègues d’Anglais, Miss Maber, Miss Williamson, Howard Shower, et beaucoup d’autres. Finalement, je suis resté après la première année pour continuer à apprendre le Français, en ayant le sentiment que j’avais appris juste assez; je me rendais compte de plus en plus qu’il y avait des choses qui me manquaient.
Ce qui est intéressant, c’est aussi de connaître l’histoire de la vie des familles et des différents élèves, et finalement le Collège étant situé où il est, attirant des élèves de tous les pays, il est bien évident que la plupart des élèves n’étaient pas des habitants du Chambon, mais étaient réunis ici pour la partie de l’année qui était occupée par les cours. Et à l’époque, la plupart des élèves étaient internes et les autres habitaient des pensions de jeunes dans le village.

- A ce sujet, y a-t-il des élèves qui vous ont particulièrement marqué , dont vous avez gardé un souvenir fort ?
- Ouh, je ne voudrais pas oublier quelqu’un ! Il faudrait que je voie des photos, ce serait plus facile pour moi.

- Il y a une photo sur le blog où vous êtes avec des élèves américains. Il semble que vous preniez un peu ces élèves sous votre aile ?
- Oui, ils devaient se former en Français. Certains, les plus avancés, devaient préparer des examens de français dans leur pays en vue de se présenter au professorat, mais il y avait aussi le fait qu’ils étaient ici pour apprendre la langue et apprendre aussi comment est la vie en France. Certains se présentaient devant les autres et c’était un grande découverte.
Une autre chose que j’ai oublié de mentionner est que quand j’ai été invité par Monsieur Trocmé, j’étais seul et sans attache familiale pour venir en France. Mais lors de mes deux dernières années de mise à niveau pour pouvoir enseigner en France, j’avais fait la connaissance d’une jeune étudiante qui m’avait beaucoup plu, qui était, comme moi, de race un peu mélangée, et qui avait des parents qui eux aussi étaient de race mélangée, et elle s’intéressait non seulement au français mais aussi à l’espagnol, comme moi. Je me suis dit « Oh, connaître quelqu’un comme ça que je ne pensais pas rencontrer, c’est incroyable ! » Je pensais rencontrer une jeune française et commencer à apprendre à vivre avec elle, mais je n’avais jamais pensé à quelqu’un du même pays faisant les mêmes études.
Alors quand j’ai vu Monsieur Theiss pour lui dire que je m’étais marié et lui demander d’amener ma femme au Chambon, il répondit de façon affirmative (rires). J’ai compris aussi que dans la tradition française la plupart des profs étaient mariés et moi je commençais à avoir l’âge adéquat, en fait j’avais juste quelques années de plus que mes élèves puisque je n’avais alors que 24 ans. Et j’ai donc rencontré cette jeune personne d’origine californienne et qui s’intéressait aux langues autant que moi, et même si elle ne connaissait pas le français, elle ne viendrait pas au Chambon en tant que prof, au début, ce serait pour plus tard, et puis elle est venue travailler avec moi, et nous étions très contents. Nous avions pris l’habitude (en France le système des vacances étant très pratique) à Noël ou à Pâques ou en été de voyager dans le pays, que nous visitions pour la première fois, ce qui nous a permis de connaître de plus en plus à la fois la langue et le pays.
Nous avions un grand enthousiasme pour les églises romanes. Et nous avions vu que les traditions et les images du pays qui les représentaient étaient tout à fait intéressantes car elles représentent les caractéristiques régionales.

- Vous vous disiez, comme l’était votre épouse hélas disparue, Dolores, mélangé. Mais alors d’où venez vous Monsieur Johnson ?
- Moi, de New York, où je suis né. Mon épouse, Dolores - c’est un prénom assez courant en espagnol - était née dans l’état d’Alabama. Nous étions très intéressés par cette diversité. Mon père était originaire de l’état d’en face, le New Jersey, et avait grandi à Jersey City (il était dentiste) en face du Down Town de New York, et où beaucoup de gens venaient travailler à Manhattan avec les ferries qui passaient entre les deux états. Ma mère était du Tennessee.
Ma femme était née, comme je vous l’ai dit, en Alabama, mais elle venait de Californie car après un an en Alabama, la famille avait décidé de partir en Californie et de travailler là-bas. Elle a donc suivi les cours dans différentes écoles de Californie où elle a suivi un parcours semblable au mien. Nous avions donc étudié le français en vue de l’enseigner aux USA.

- En fait vous avez fait exactement le contraire, enseigné l’anglais en France (rires)
- C’est ça, et je trouvais que finalement ce n’était pas une mauvaise solution et que c’était beaucoup plus pratique d’enseigner sa langue maternelle.

- Dans la nuit de mardi à mercredi, les Etats-Unis vont peut être se doter d’un président mélangé. Qu’en pensez- vous ?
- Je suis ravi, je me dit que c’est vraiment l’élection la plus intéressante que j’ai vécue. Ce n’est pas forcément facile de prévoir qui va gagner. Et puis le système électoral américain est très complexe. Et le fait que le vote final se fait dans un isoloir, fait que parfois des gens disent qu’ils votent untel et dans l’isoloir ils votent le contraire.

- Et il y a aussi le problème des grands électeurs.
- Exactement

- Madame Johnson nous a quitté il y deux ans, nous somme nombreux à la regretter. Mais donnez-nous des nouvelles de vos filles.
- Mes deux filles ont continué leurs cours en France. Carmen, l’ainée, enseigne le français dans un lycée en France, et Lolla aussi. Comme elles ont grandi dans la langue française, c’était pour elle plus facile d’enseigner cette langue.
Comme elles ont la double nationalité (ce qui n’est pas mon cas, je suis resté Américain), elle peuvent voter en France et aux USA. Je suis resté Américain car à l’époque j’avais ma famille aux Etats-Unis, et je voulais pouvoir retourner facilement en Amérique.

- Toute une vie bien remplie Monsieur Johnson, et vos filles vous ont donné des petits enfants.
- Oui, Carmen m’a donné 3 petits-fils. Nous avons eu 2 filles et je ne pensais pas forcément suivre l’exemple de Monsieur Theiss avec ses 8 filles (rires) et de Monsieur Trocmé avec ses (je crois) 4 enfants.

- Finalement, vous avez passé la plus grande partie de votre vie en France, et aucune de vos filles n’est partie vivre aux USA.
- Non, lorsque nous avons eu fini nos vacances aux Etats unis avec les filles, je leur aie posé la question « voudriez vous rester ici ? » : Elles ont tout de suite répondu : « non » (rires), nous préférons rester en France, car elles avaient passé leur petite enfance ici, la langue également, et surtout avaient appréhendé la vie des jeunes aux states et étaient très marquées par le problème racial qui préoccupait pas mal de gens, et elles avaient vu aussi que grandir en France c’est une chose, mais aux USA c’est autres chose, beaucoup plus difficile. En fait il y avait les noirs d’un côté et les blancs de l’autre. Ce qui n’est pas l’idéal, car nous leur avions appris tout à fait autre chose à savoir tout le monde mélangé. Mais ce n’était pas du tout la situation à l’époque, et elles ne tenaient pas trop à suivre ce système éducatif-là.
Comme elles avaient le choix de suivre le système français, c’est ce dernier qu’elles ont choisi.

- Et pour conclure, en vous remerciant encore de m’avoir reçu, j’aimerais avoir votre avis sur cette fête des 70 ans du Collège, à Pentecôte 2009, qui ne sera par forcément une fête des anciens qui se tapent sur le ventre en racontant leurs souvenirs de régiment, mais d’essayer de construire quelque chose de positif, basé sur l’idée de la paix et de la non-violence, qui étaient les grands leitmotivs du Collège à son départ, et j’aimerais avoir votre opinion sur cette grande idée.
- Et bien je suis tout à fait pour, je suis attentif à tout ce qui se présenterait maintenant ou un peu plus tard et qui serait dédié à ce travail pour la paix. Maintenant le travail pour la paix parmi les jeunes, c’est tout aussi important sinon plus que quand nous sommes arrivés. Nous avons l’impression que nous pourrons continuer à vivre tout à fait dans les mêmes mentalités. Ma femme était, quand je l’ai rencontrée, en Californie du sud, dans un groupe faisant partie d’une école où les élèves faisaient partie du pays, une école maternelle, fondée par les Quakers, des pacifistes assez connus, et c’était une des raisons de notre rencontre, et aussi de notre mariage, car je me suis dit que nous avions beaucoup de choses en commun, non seulement les langues mais aussi les études et les possibilités de travail sur un plan religieux, et nous trouvions que c’était beaucoup plus intéressant de travailler un peu en France où les mélanges étaient tolérés beaucoup plus facilement qu’aux Etats Unis.

- Il y avait quand même de la discrimination à cette époque ?
- Ho oui, oui, et il y en a toujours d’ailleurs. Et je me suis aperçu que ces derniers soirs, en écoutant la radio, que les discussions entre Américains votant pour Bush ou Mc Cain, quand ils disaient ce qui les intéressaient dans les élections et pourquoi ils allaient voter pour un candidat ou l’autre, et les groupes comme les Quakers ou les pacifistes tels que ceux que nous avions connu, étaient presque tous pour Obama. J’ai trouvé aussi, pour l’avenir des USA, que c’est beaucoup plus intéressant que ce soit Obama qui soit élu au lieu de Mc Cain. Mais quand on regarde de près les programmes il y a des bonnes raisons dans les 2 camps. Et c’est donc difficile de faire un pronostic.
Je pense que beaucoup de noirs souhaitent que Obama ne gagne pas car ils ont peur pour sa vie. Et puis d’autres qui disent que Obama n’est pas vraiment comme nous, les mélangés des USA, car ses parents n’étaient pas venus du sud des USA ou des pays africains. Je pense également que Mc Cain n’est pas aussi bien préparé que Obama.

- Monsieur Johnson, je vous remercie beaucoup de votre accueil et de nous avoir consacré tout ce temps.
- Merci à vous.