POURQUOI UN COLLÈGE
AU CHAMBON-SUR-LIGNON ?

 

C’est en 1936 que pour la première fois le pasteur André Trocmé parla de la création <l’un collège secondaire au Chambon, au cours d’un synode régional de l’Église Réformée, à Montbuzat. Mais il fallut encore une année pour préciser le projet. Dans ce travail de réflexion, il fut aidé et encouragé par quelques amis qui connaissaient la région et comprenaient ses préoccupations.

« En été 1937, quelques personnes s’étaient réunies pour discuter une fois de plus des possibilités de développement du village protestant du Chambon-sur-Lignon, dont la vocation comme station de jeunesse s’affirmait de plus en plus.

« Le docteur Henri Cambessedès insistait surtout sur les cures climatiques à organiser; le pasteur Charles Guillon, maire du Chambon, s’intéressait à la création d’un camp international des U.C.J.G., semblable à ceux qu’il avait vus aux U. S. A. (futur camp Joubert); M. Charles Schmidt, inspecteur général des bibliothèques, s’enthousiasmait à l’idée d’une sorte d’Académie huguenote, animant la culture protestante.

« Nous étions les hôtes de M. Charles Schmidt, qui louait habituellement pour ses vacances le premier étage de la ferme de Luquet(1). ››

À mesure que prend forme le projet, on voit se clarifier plusieurs intentions qui, loin de s’opposer, se complètent, et seront maintenues au cours des décennies suivantes.

Première intention : lutter contre l’exode rural et le dépérissement du Chambon.

« Au Chambon(2), c’était le silence, le calme. On marchait au pas des vaches. En septembre, les “touristes” étant partis, les fenêtres des pensions et des hôtels se fermaient comme se ferment les yeux des morts… La population paysanne était bien développée, la lecture de la Bible, le cours complémentaire, souvent l’École Normale, tout cela favorisait le développement spirituel et intellectuel, mais les débouchés manquaient. L’entrée à l’École Normale d’instituteurs, le concours de la S.N.C.F., les concours des postes, des contributions… et en dehors de cela il n’y avait rien.

« Plusieurs jeunes restaient à la ferme, tout en ayant rêvé à autre chose, ou ils allaient travailler en ville. Les artisans aussi, par manque de travail, quittaient le pays qui se dépeuplait. ››

Deuxième intention : permettre aux enfants des paroisses protestantes du Plateau de faire de bonnes études secondaires. Le cours complémentaire prépare au brevet, et non au baccalauréat, et n’enseignant aucune langue, ne permet pas à ses élèves de continuer. À cette époque, pourtant pas tellement lointaine, être interne au lycée du Puy représente pour un enfant un exil difficile à supporter; il ne peut revenir chez lui qu’à la fin de chaque trimestre, et au Puy il se sent complètement étranger; il a vécu dans la chaleur étroite d’une paroisse où le souvenir des guerres de religion est encore vivace, dans un village ou on ne se cause pas entre protestants et catholiques. Peu d’enfants affrontent les épreuves de la ville, peu de parents les y encouragent.

« Les jeunes gens du pays pourraient avoir des débouchés, les pasteurs pourraient prolonger leurs séjours sur le Plateau, les enfants délicats pourraient continuer à se soigner(3). ›› Il s’agit des enfants qui se trouvaient dans les quelques pensions qui s’étaient ouvertes, suivant l’exemple des fameux Genêts, de Mlle Matile, et qui s’en allaient aussi dès l’âge du lycée.

La troisième intention se rattache à une tradition qui dépasse largement Le Chambon. Depuis le XVI* siècle, les protestants se sont toujours intéressés à l’enseignement, car un protestant doit savoir lire au moins la Bible.

Au cours du XVI° siècle, des écoles protestantes ont été ouvertes partout où cela était possible. Dans la France de 1882, c’est-à-dire sans l’Alsace-Lorraine, et juste avant les lois de Jules Ferry, on en comptait plus de 1 500, primaires et secondaires, et dont plusieurs étaient de véritables laboratoires de recherche pédagogique.

Dans leur presque totalité, ces écoles ont été fermée ou données à l’État, les protestants faisant confiance l’école publique (où l’on retrouve beaucoup d’entre eux dès le début) et considérant que la laïcité était la meilleure garantie de la liberté religieuse.

Cependant, dans les années 1935 et suivantes, quelques voix protestantes demandent avec insistance que soient soutenues les quelques écoles protestantes encore existantes, et que d’autres soient ouvertes :

- parce qu’elles témoigneraient de l’intérêt des Églises de la Réforme pour l’enseignement, au cas où la laïcité de l’enseignement serait menacée;

- parce qu’elles pourraient être le lieu d’expérimentations et de recherches pédagogiques, dont les écoles publiques pourraient profiter;

- parce qu’elles susciteraient des occasions de réflexions et d’échanges, de confrontation à un niveau universitaire, sur tous les aspects de la connaissance.

C’est d’ailleurs dans ces perspectives que fut ouverte, en 1939, l’école du Guyenne, à Sainte-Foy-la-Grande, dans des conditions qui semblaient beaucoup promettre, et qui n’ont cependant pas permis à cet établissement de vivre plus qu’une trentaine d`années. C’est bien aussi dans ces perspectives que se situaient André Trocmé et ses amis, tout en se gardant soigneusement d’espérer un soutien institutionnel de la part d’aucune Église.

La quatrième intention appartient plus particulièrement à André Trocmé. Pour la comprendre et saisir le personnage dans toute sa stature, il faut lire le livre que Philip Hallie a écrit, en utilisant largement les souvenirs de Mme Trocmé : Le Sang des Innocents (Ed. Stock); mais le lire pour ce qu’il est : non pas une étude historique, mais un livre d’éthique et de théologie.

André Trocmé, adepte depuis longtemps de la non-violence et de l’0bjecti0n de conscience, était membre du Mouvement International de la Réconciliation. Aussi, ses champs d’intérêt dépassaient-ils largement les limites de sa paroisse. Dès qu’il a pensé à une école, il l’a vue comme un établissement affranchi de l’étroitesse des programmes nationaux, en particulier en littérature et en histoire, et comme un établissement où des élèves et des enseignants de pays divers se rencontreraient et apprendraient à se connaître.

Il fallait maintenant passer de l’idée d’un collège à la réalisation. Le problème n`était pas la réalisation matérielle. Les salles annexes du temple pouvaient servir provisoirement de salles de classe. Aux yeux d’André Trocmé, le problème n’était pas surtout financier: les parents d’élèves qui le pourraient devraient payer un écolage. Le problème essentiel était de trouver un homme compétent et enthousiaste qui se risquerait dans cette aventure, enseignerait le grec, le latin, le français, et organiserait les autres enseignements.

Après plusieurs refus, c’est M. Guillon qui donna à André Trocmé la solution; l’homme nécessaire existait : Édouard Theis, alors pasteur à Vézenobre, ancien missionnaire au Cameroun et à Madagascar, où il avait dirigé une école normale, marié à une américaine; et de plus, lui aussi objecteur de conscience, et connu de Trocmé, puisqu’ils avaient fait ensemble leurs études de théologie.

« J’allais donc voir Édouard Theis, mon ancien camarade d’’études à la Faculté de Paris, que je retrouvais tel que je l’avais connu et qu’il est toujours reste : immense, silencieux, énigmatique, très cultivé, intelligent, capable de grandes amitiés, et doué d’une persévérance éléphantesque lorsqu’il s’agit de poursuivre le but qu’il s’est assigné et de promouvoir des idées qu’il croit justes(4).

« Les Theis vinrent voir Le Chambon: je leur fis faire le “tour du propriétaire” et ils repartirent sans un mot. La partie est perdue, me disais-je… Et puis Theis m’écrivit: « Je viendrai si tu me trouves une garantie financière auprès de l’Église ».  Cette garantie était indispensable. M. et Mme Theis avaient déjà de nombreuses filles. Accepter de venir au Chambon était une courageuse aventure. ,

« C’est ainsi que, ayant demandé au synode régional de 1938 la création d’un poste de pasteur assistant, je présentai mon projet d’école et proposai que pour m’aider au Chambon - dont les cotisations financières dépassaient heureusement largement le “coût” d’un poste de pasteur » - on m’accordât, pour m’assister, un “demi-pasteur". Ma demande fut adoptée et, dès la rentrée 1938, Édouard Theis arriva comme deuxième pasteur à mi-temps au Chambon. Et la petite école qui devait devenir plus tard le Collège Cévenol, ouvrit ses portes. ››

Ses portes, si l’on peut dire. La salle annexe du temple avait été construite comme une modeste salle de spectacle; elle comportait une estrade et pouvait être séparée en trois par de légères cloisons mobiles, insuffisantes pour empêcher qu’on ne s’entende, et pour qu’on ne se gêne d’une pièce à l’autre.

«  Il n’y eut, au début, que quatre professeurs et dix-huit élèves(5). Theis enseignait le latin et le grec. Il était seul rétribué. Les parents d’élèves qui pouvaient le faire assuraient son demi-traitement. Entre ses cours, il desservait comme pasteur les quartiers des Tavas et de Romière. Trois dames enseignaient gratuitement l’anglais, l’allemand et l’italien: Mme Theis, l’anglais; Mlle Hoefert, une réfugiée qui avait quitté l’’Autriche après l’Anschluss et vivait au pair chez Mlle Matile, l’allemand; et Magda, italienne, l’italien bien sûr(6). Et pour le reste ? Eh bien, les élèves franchissaient la rue qui descend devant le temple et suivaient à l’école communale les leçons compétentes des instituteurs du cours complémentaire. Cette “combine” avait été arrangée par M. Darcissac, directeur du cours complémentaire et secrétaire de notre paroisse. « C’est tout avantage pour l’école communale, disait-il, cela augmente nos effectifs. ›› Mais il s’était gardé d’en parler aux autorités académiques… L’inspecteur académique fit savoir que le cours complémentaire ne pourrait plus autoriser d`élèves à s’absenter à des heures de programme officiel. C’était forcer le cours de la langue à se transformer en un établissement assurant le programme officiel complet. ››

Si nous avons commencé par présenter les hommes, avant de tenter de décrire Le Chambon, c’est-à-dire la situation ou ces hommes se sont trouvés, c’est parce que nous nous plaçons délibérément dans une perspective historique qui privilégie la volonté des acteurs et nos le déterminisme des choses. Bien ne prédestinait Le Chambon-sur-Lignon à être le siège d’un grand collège dont le rayonnement, aujourd’hui, déborde largement les frontières. Mais ces hommes qui ont créé et fait vivre le Collège Cévenol n’ont pu le faire qu’en tenant compte des circonstances géographiques et historiques. L’histoire du Collège est un dialogue constant - une dialectique - entre d’une part des intentions, et d’autre part une situation, elle-même en évolution.

S’il faut partir du projet d’André Trocmé, repris par Édouard Theis et d’autres, il faut voir comment ce projet pouvait s’inscrire dans un milieu précis. Ce milieu, c’est le sol, le climat, les habitants du Chambon. C’est le protestantisme français, et particulièrement celui du plateau du haut Velay; c’est la société française et ses institutions, spécialement en matière scolaire; c’est enfin le monde et son histoire. Si le climat n’a guère changé depuis cinquante ans, le sol, du moins son occupation par les hommes, ses champs, ses prairies, ses forêts, se sont modifiés plus en un demi-siècle que durant les quelques centaines d’années qui ont précédé. Quant au reste, il est inutile de souligner les bouleversements de l’histoire récente. De tout cela, ce qui était, ce qui dure, ce qui a changé, le Collège a dû en tenir compte, la difficulté étant d’évoluer dans la fidélité.

Pour connaître Le Chambon, on pourra lire avec autant d’intérêt que de profit:

- V. Manevy : Le Chambon-sur-Lignon en Haute-Loire. Regard sur son histoire. Nouvelle édition, 1980, Imprimerie Jeanne d’Arc, Le Puy,

- Roger de Raissac: Le Chambon-sur-Lignon. Ed. S.A.E.P., 1974 (ouvrage qui comporte une excellente bibliographie).

Mais pour connaître mieux Le Chambon, rien ne peut remplacer un séjour. On en retiendra quelques traits :

- C’est un pays austère, où la vie demande des efforts. Le sous-sol granitique a donné un sol pauvre. Le climat est rude à plus de 1000 mètres d’altitude; l’hiver est long, la neige fréquente et le vent du nord l’amasse en congères.

- C’est un pays isolé: on n’y accède que par des routes aux multiples virages, depuis Le Puy (45 km), Saint-Etienne (65 km), ou Valence (80 km).

- C’est pourtant un pays d’accueil, fonction qui succède à celle de refuge. Après la révocation de l’Édit de Nantes, un concours de circonstances : la ténacité des fidèles de la Religion Prétendue Réformée, la bienveillance des petits seigneurs locaux, parfois l’indifférence des évêques du Puy, a permis à une enclave protestante de se maintenir sans trop de mal dans une région pourtant fortement catholique; enclave qui comprend Le Mazet, Le Chambon, et une partie des communes alentour, de Tence et Freycenet à Saint-Agrève et de Mars à Devesset(7). Au XIX° siècle, les paroisses protestantes se reconstituent au grand jour et bâtissent leurs temples, solides et sérieux comme la foi de leurs constructeurs.

Le protestantisme du Plateau est peu sensible aux subtilités théologiques; il est très biblique, parfois moralisateur.

- La paroisse du Chambon s’ouvre cependant sur l’extérieur. Une première fois grâce au pasteur Louis Comte et à l’œuvre des Enfants à la Montagne. « En 1908 ce sont près de 4000 adolescents de la vallée du Gier et de Saint-Etienne qui bénéficient de l’hospitalité du Plateau. Les premières maisons d’enfants sont créées… En 1914, l’œuvre des Enfants à la Montagne dispose de toute une organisation d’accueil et peut en faire profiter les enfants réfugiés de la vallée de Thann(8). ››

Le tourisme constitue une deuxième ouverture. En réalité, ceux qu’on appelle les touristes ne sont pas des étrangers. Ce sont souvent des enfants ou petits-enfants du pays, qui ont fait leur vie en ville et qui reviennent au Chambon pour des vacances. Le dialogue est facile avec eux.

La troisième ouverture sera le fait d’André Trocmé qui a « réanimé une paroisse piétiste avec le sang du Christianisme social, l’accent principal étant placé sur le pacifisme(9). »

 

(1) Lettre envoyée par le pasteur Trocmé à l’occasion de l’inauguration du gymnase, 1971.

(2) Histoire des débuts du Collège Cévenol.

(3) Histoire des débuts… En effet, les jeunes pasteurs s’en allaient quand leurs enfants arrivaient à l’âge de l’entrée en sixième.

(4) Histoire des débuts… Dans ce paragraphe et les suivants, nous reproduisons exactement le récit d’A. Trocmé.

(5) 30 ans d’histoire…

(6) Magda: A. Trocmé parle ici de Mme Trocmé. Beaucoup de ceux qui la connaissent se permettent d’utiliser son prénom avec une respectueuse affection.

(7) Voir: Gérard Bollon: Le Chambon du Prieuré aux 17e et 18e siècles, Imprimerie de Cheyne.

(8) De Raissac; ouvrage cité.

(9) Lettre personnelle du pasteur Daniel Lys à l’auteur.

 

 

 

©Extrait de LE COLLÈGE CÉVENOL À CINQUANTE ANS – Petite histoire d’une grande aventure - OLIVIER HATZFELD
Tous droits réservés - Éditeur Collège Cévenol - Dépôt légal 2e trimestre 1989 – Version numérique AACC 2013