LE COLLÈGE DURANT L’0CCUPATION

 

Dans cet environnement inquiet, agité, aventureux, l’École Nouvelle Cévenole a essayé, et a souvent réussi à donner à ses élèves une formation utile. Sans dire que les élèves de 1’Ecole Nouvelle Cévenole ont été heureux (qui l’a été en ces années ?), on peut dire que dans les limites des possibilités de l’époque et de leur âge, ils n’ont pas vécu dans l’accablement, au contraire. L’École n’essayait pas de faire oublier la guerre, mais d’en dominer les horreurs, et de remplacer la crainte par l’espoir. Le moyen essentiel a été la qualité du travail et l’affabilité des relations.

Dans l’universelle incertitude, au moins l’emploi du temps était régulier, les devoirs rendus à la date fixée et les leçons apprises en temps voulu. Dans un cadre stable, on se sent en sécurité. Les enseignants ont montré pour leurs matières un intérêt communicatif, même quand elles paraissaient étrangères à l’actualité. Ils ont instruit leurs élèves, non pour les distraire des tourments du monde, mais parce que ces tourments devaient passer, et que l’instruction resterait. L’actualité n’était pas oubliée ou ignorée, mais remise à sa place.

Les élèves ont avec conscience, dans l’ensemble, suivi les enseignants, ayant confiance dans des professeurs qui leur assuraient qu’un jour ces travaux leur seraient utiles. Bien sûr, il y eut des élèves meilleurs et d’autres moins bons, mais dans l’ensemble le niveau scolaire a été élevé.

Pourtant, matériellement, rien n’était facile. Du fait de l’afflux des réfugiés, le nombre des élèves passe de 40 en 1939 à 150 en 1940, 250 en 1941, 300 en 1942, 350 en 1943. Parmi ces réfugiés, la plupart vivent dans des pensions, d’autres dans leurs familles quand elles ont pu trouver un logement, le plus souvent un appartement prêt pour des touristes.

Outre les réfugiés, le Collège compte parmi ses élèves ceux pour qui il a été créé : des enfants du pays et des enfants de familles protestantes des villes, confiés au Chambon à la fois pour qu’ils y soient à l’abri et bien nourris, el qu’ils reçoivent une éducation chrétienne.

S’ajoutèrent les “futurs théologiens", une vingtaine de jeunes gens qui préparaient le baccalauréat en vue des études de théologie; c’est parmi ces jeunes “à vocation tardive” que furent recrutés plusieurs chefs des troupes d’éclaireurs.

Les élèves qui ont pu souffrir de cette diversité sont les enfants du pays : moins habiles à la parole que ceux des villes, moins intéressés par les événements extérieurs, ils ont pu avoir tendance à se mettre à l’écart et à rester trop discrets.

Dès 1940, les salles annexes du temple ne suffisent plus. D’autres salles vont être louées ou empruntées pour y installer des classes. Si les Genêts offrent quelques salles confortables et un logement pour quelques internes, le vieil hôtel Sagne, en face de la gare, quoique plus central, est moins heureux; les poêles à bois tirent mal et en hiver il faut choisir entre la fumée et le manque de chauffage. C’est pourtant là qu’une ébauche de secrétariat est installée. On utilise aussi la maison en construction de Gabriel Eyraud, près du temple, et parfois le sous-sol ou le grenier d’une pension.

En principe, les élèves restent dans leurs salles de classe et ce sont les professeurs qui profitent des récréations pour se déplacer; c’est souvent une véritable course contre la montre, surtout si on se rappelle que les professeurs, comme les élèves, sont souvent chaussés de sabots ou de galoches, et qu’il faut se déchausser pour entrer dans certaines salles, se rechausser ensuite, et en hiver, tenter de se protéger de la neige et du froid. C’est un casse-tête pour Mlle Pont, responsable des emplois du temps, qui essaye d’éviter à ses collègues de trop nombreux déplacements.

L’École Nouvelle Cévenole, en ces années, ne semble pas avoir eu de difficulté à recruter des professeurs.

Au contraire, se sont proposées de nombreuses bonnes volontés, soit pour se mettre à l’abri, soit attirés par l’originalité de l’École Nouvelle Cévenole et de l’esprit du Chambon. Parmi ces professeurs, les uns n’ont fait qu’un court séjour et sont repartis chez eux après la guerre; d’autres sont restés quatre ans et plus; d’autres se sont implantés au Chambon plus ou moins définitivement. Les uns avaient déjà une expérience de l’enseignement, d’autres pas. Tous ont bénéficié des conseils de Mlle Pont ou de ses avis et commentaires.

Toujours disponible, toujours prête à accueillir une innovation pédagogique quand elle lui paraissait utile, toujours efficace pour aider à sa réalisation, toujours informée sans être curieuse ou indiscrète, Mlle Pont a su allier l’humour et la rigueur, le soin du détail et la vision d’ensemble. En particulier pendant les absences de M. Theis, c’est elle qui a maintenu la cohésion du Collège et su se faire aider en répartissant une part des responsabilités. Mais surtout il faut retenir que Mlle Pont aimait les élèves, aimait enseigner, aimait ces moments où les élèves suivent, travaillent, sentent qu’ils acquièrent quelque chose, qu’ils progressent. C’est la passion du professeur, et elle a su la faire partager.

Les fonctions de M. Theis étaient différentes. C’est d’abord sur lui que reposait l”adn1inistration du Collège. Même si elle était réduite à l’essentiel, il fallait bien que les professeurs soient payés, le plus souvent de la main à la main, mais régulièrement; que les locations de locaux soient assurées; que la rentrée des écolages soit contrôlée. Pendant quelques années, toute l’administration du Collège fut contenue dans un petit carnet noir que M. Theis ne quittait pas. Avant son internement à Saint-Paul-d’Eyjeaux, il avait pu mettre sur pied un système plus élaboré dont était responsable Mme Decourdemanche.

M. Theis était aussi responsable des relations extérieures du Collège, si l’on peut dire. Malgré la bonne volonté générale et la bonne tenue de l’ensemble, il est arrivé des incidents. Certains habitants et commerçants du Chambon peuvent avoir été convaincus, en principe, du devoir d’accueillir des étrangers, tout en restant, en pratique, choqués par des détails de comportement. On n’était pas habitué, au Chambon, à voir des garçons et des filles sortir ensemble, ou s’asseoir sur les mêmes bancs du temple, pas plus qu’à entendre chanter, au sortir d’une réunion, tard dans la soirée.

Peut-on dire qu’il a été l’aumônier du Collège? M. Theis a toujours tenu, comme M. Trocmé, à ce que le Collège ne constitue pas une entité religieuse distincte, mais soit partie intégrante de la paroisse. Les élèves et les professeurs protestants n’auraient pas eu L’idée, le dimanche, d’aller à un autre culte que celui du temple, ou parfois dans une paroisse voisine.

Mais le Collège pouvait avoir des besoins religieux particuliers. Comme toute autre instruction, l’instruction religieuse demande que soient pris en compte l’âge et la culture des élèves; c’est pourquoi, sous des formes qui ont varié, une formation religieuse fut ajoutée dans certaines classes aux matières de l’enseignement général. Le mercredi matin, un culte réunissait au temple élèves et professeurs protestants; les autres pouvaient venir, y sont venus parfois; on y a vu des parents.

« Respect de la liberté spirituelle de chacun, et affirmation des exigences de la foi chrétienne: nul ne se serait avisé d’exercer une quelconque pression sur un catholique ou un juif pour l’amener à s’associer à la vie religieuse de l`École ou de l’Église réformée. Pourtant, spontanément, beaucoup de non-protestants y participaient, peut-être parce que les questions vitales de ce temps y étaient abordées courageusement, à la vive lumière de l’Évangile(18). »

La foi peut être contagieuse; au point qu’une dame réfugiée, juive d’origine, mais solidement incroyante, lisait chaque soir à sa fille une page de Voltaire, pour la garder de tout risque de conversion. Cas unique de défiance, probablement, comme l’atteste la plaque que ces réfugiés, ou leurs enfants, quarante ans plus tard, ont placée en face du temple.

Ce qui est devenu le Collège Cévenol s’appelait alors l’École Nouvelle Cévenole. Cévenole, en mémoire des résistants pour la foi des XVII° et XVIII° siècles; Nouvelle, parce que ses fondateurs voulaient se placer dans la ligne pédagogique  de quelques écoles qui s’étaient ouvertes en Europe et en Amérique, et dans la continuité, en particulier, des classes nouvelles dont M. Gustave Monod avait encouragé l’ouverture dans les lycées publics.

L’École Nouvelle Cévenole a-t-elle mérité son nom ? Sans aucun doute elle n’était pas un collège comme les autres, et on y trouve dès cette époque plusieurs éléments d’une pédagogie qui ne s’est imposée ailleurs que trente ou quarante années plus tard. Sous le nom d’École Nouvelle Cévenole ou de Collège Cévenol, le Collège a été novateur, non pas pour le plaisir d’innover ou de se singulariser, mais parce qu’il a senti la nécessité des évolutions et qu’il a trouvé, avant d’autres, des solutions aux problèmes que posaient les transformations de la société.

Il n’y a pas eu seulement adaptation; toute la réflexion ou la recherche pédagogique du Chambon a été soutenue par une idée de l’homme, une philosophie ou une anthropologie chrétienne. M. Theis en a été le porteur; même s’il n’a senti que rarement le besoin de l’exprimer, on sent cette pensée solide comme sous-jacente aux décisions qu’il a prises, aux oppositions qu’il a parfois faites à certaines initiatives, aux encouragements qu’il a donnés à d’autres.

L’originalité la plus visible de l’École Nouvelle Cévenole était la mixité. Pourquoi ne pas faire travailler ensemble garçons et filles ? Les arguments furent exactement ceux qui ont été développés ailleurs plus tard. Autre originalité: certains travaux d’élèves peuvent être notés, si une note les aide à mieux mesurer les efforts à faire; mais les élèves ne sont pas classés. On veut éviter le glissement inévitable entre deux propositions: la composition de X… est meilleure que celle de Y…, et  vaut plus que Y… L’élève doit considérer que son voisin n’est pas un rival, qu’il faudrait essayer de dépasser, mais un prochain avec qui il va être bon de travailler. D’ailleurs, il n’y a pas de bons, ni surtout de mauvais élèves; il y a des élèves qui ont des facultés différentes, el des professeurs qui savent (ou, hélas, qui ne savent pas toujours, mais qui devraient) s’adresser à chacun selon ce qu’il peut entendre et ce qu’il peut faire.

Cette personnalisation de l’enseignement est possible dans des classes dont l’effectif dépasse rarement vingt.

Chaque fois que cela est possible, l’écoute d’un cours est remplacée par une activité. L’estrade symbolique, qui marque la supériorité du maître, n’existe pas; ainsi, le maître est parmi ses élèves, travaille avec eux, avec chacun d’eux, ou parfois avec chaque groupe, si le travail en groupes est possible. Une année, en troisième, le cours de géographie a été entièrement supprimé; les élèves, par groupes de cinq ou six, ont fabriqué un cours, en utilisant divers manuels, de la documentation mise à leur disposition et toute celle qu’ils ont pu trouver; en bénéficiant aussi, il est vrai, de l’aide, des conseils, des informations complémentaires du professeur.

Ces activités ne se limitent pas à l’enseignement : un théâtre de marionnettes a fonctionné, fabriqué par des élèves qui ont écrit aussi les textes; au moins une pièce de théâtre a été jouée, et pas une pièce facile : On ne badine pas avec l’amour. À pied ou en vélo, de nombreuses classes ont fait des sorties avec leurs professeurs et le naturaliste a été très demandé.

Les élèves sont traités avec respect, c’est-à-dire qu’ils sont écoutés; c’est une question d’attitude chez l’enseignant, qui essaye moins d’imposer que de convaincre, et accepte éventuellement d’être convaincu; il peut s’agir du choix d’un texte littéraire à étudier, d’une méthode de travail, d’un but de sortie. La parole est donnée officiellement à des chefs de classe, choisis par leurs camarades, qui peuvent se montrer énergiques auprès d’un enseignant ou de la direction, et participent au conseil de discipline, s’il s’en tient.

Au total, il est banal de dire que le Collège repose sur la confiance, des élèves dans les professeurs, des professeurs dans les élèves, des élèves et des professeurs entre eux. Il n’est pas exceptionnel de laisser les élèves faire, sans surveillance, un travail en temps limité : il n’y a aucun copiage, et le chef de classe s’en porte garant. Climat exceptionnel, dû pour une part aux circonstances: la conscience d’être ensemble pour affronter des difficultés et des dangers communs; la conviction que bien travailler était un moyen de lutter contre l’oppression en préparant une société plus juste; le sentiment de partager les mêmes émotions et de réagir de même façon aux évènements.

« En vérité, j’ai très rarement retrouvé, depuis, la vie intense et pleine que nous avons connue “là-haut", pendant ces quatre années, avec ses échanges continuels entre personnes si différentes, ce partage des épreuves, ces discussions, ces heures de paix, ces angoisses, et bien sûr ce travail scolaire qu’éclairaient des professeurs à l’âme hospitalière…(19). »

Durant l’été 1944, Le Chambon connut, avec les joies de la Libération, trois drames qui n’ont pas été oubliés. Le docteur Le Forestier, jeune, brillant, très estimé, fut arrêté au Puy, quelques jours avant l’évacuation de la ville par les Allemands; il fut victime de sa générosité et d’une imprudence, ayant accepté de transporter deux maquisards qui avaient caché un revolver sous les coussins de sa voiture. Emmené à Lyon, il aurait être envoyé en Allemagne. Mais l’armée allemande quitta Lyon précipitamment, et se débarrassa des prisonniers qui lui restaient par une exécution massive à Saint-Genis-Laval.

La libération avait donné l’occasion à quelques jeunes maquisards plus ou moins originaires du Chambon d’y revenir, avec l’espoir de s’y faire admirer. Peu habitués aux armes, ils les maniaient sans les précautions élémentaires que connaît un vrai combattant. L’un d’eux laissa traîner un revolver; un autre joua avec, le croyant, vide; il restait une halle qui tua une de ses amies, Manou Barraud. Manou était la fille de Mlle Barraud, unanimement aimée et respectée, qui tenait une pension ou elle avait logé des élèves et parfois caché des clandestins; Manou était élève au Collège, très populaire parmi ses camarades, et de plus cheftaine de Louveteaux. Sa mort fut ressentie comme une absurdité.

Ses camarades, restés au Chambon malgré les vacances - il n’était pas question d’entreprendre de voyager cet été là - se sentirent vieillir en un jour.

Cette absurdité de la vie et de la mort submergea Le Chambon quelques jours plus tard quand mourut accidentellement Jean-Pierre Trocmé, l’aîné des fils d’André et Magda. Âgé de quatorze ans, Jean-Pierre en paraissait plus, physiquement et intellectuellement. De caractère aussi passionné que son père, il avait le den d’aller au-devant des gens et d’attirer les sympathies. Même si on a pu reconstituer les circonstances de sa mort, son départ fut incompréhensible à tous ses amis, c’est-à-dire à tous les jeunes du Chambon, collégiens et autres.

Il fallait admettre que la vie est pleine d’évènements injustes, et auxquels on ne peut trouver aucune signification, et que la foi n’est pas une assurance contre le malheur. À leur âge, c’était difficile. C’est pourtant le message que voulut transmettre André Trocmé. Trop affecté pour parler, il en chargea un professeur qui avait des liens particuliers avec Jean-Pierre, étudiant le grec avec lui depuis plusieurs semaines en traduisant le Nouveau Testament. Quand le cercueil de Jean-Pierre fut porté au temple, puis au cimetière, par quatre chefs Éclaireurs(20), les collégiens présents sentirent qu’une part de leur enfance était terminée.

 

(18) Témoignage de Paul Combier dans: Christ et France - Sur le roc, mensuel réformé évangélique, Alès, juin 1982.

(19) Paul Combier, article cité, que nous regrettons de ne pouvoir recopier en entier pour la joie de quelques très anciens.

(20) Et non par des maquisards, comme l’écrit Philip Hallie. C’est faux, et cela n’aurait eu aucun sens. Même s’il se trouvait qu’ils étaient provisoirement, plus ou moins, dans le maquis.

 

 

Chapitre suivant : 1945-1953 .  LA CONSTRUCTION DU COLLÈGE

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© Extrait de LE COLLÈGE CÉVENOL À CINQUANTE ANS – Petite histoire d’une grande aventure - OLIVIER HATZFELD
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