Dans la maison de Neauphle, Outa maintient l’esprit des choses.

Article de Mathilde LA BARDONNIE dans Liberation du 18 aout 1998

Ce samedi-là, c’est un des amis présents dans la maison de Neauphle qui ouvre la petite porte grise de la légendaire cuisine. Jean Mascolo est devant son évier, occupé à dessaler des filets d’anchois. Absorbé. Le fils de Marguerite Duras lève les yeux, des yeux très foncés, précisant qu’il vit en marge des horaires normaux. A quatre heures de l’après-midi, le deuxième de ses inusables copains a mis le couvert, dehors, sur une table ronde hors d’âge.

Jean Mascolo met à rafraîchir quelques carafes de rosé du Quercy. A coups de courtes phrases, précises, modulées, il explique pourquoi on l’appelle Outa depuis cinquante et un ans. Jean (également prénommé Paul, Etienne, Dionysos) avait deux mois lorsque ses parents Dionys Mascolo et Marguerite Duras séjournèrent, en août, à Château-Chinon chez François Mitterrand. Or, au mois d’août, sévissent les aoûtats, acariens appelés aussi «vendangeons». Ces perfides firent du nourrisson leur proie. Il hurlait. D’aoûtat à Outa le diminutif lui resta. Quand elle serrait son petit garçon dans ses bras, Marguerite déclinait les deux syllabes en un japonisant «Outa-yo-ti-mitou». Jean, ça sonne sérieux. Outa, c’est autre chose. Plus tard, il grimperait trop haut dans les arbres, et nagerait trop loin dans la mer. «J’avais peur tout le temps», a dit Duras, dans les moments radieux où elle évoquait «ce seul amour inconditionnel» , le maternel, «à l’abri de toutes les intempéries, il n’y a rien à faire, c’est une calamité, la seule du monde, merveilleuse». Avant Outa, elle avait perdu un enfant de son mari Robert Antelme, en 1942, à la naissance. «J’ai adoré ma mère, elle m’a adoré, pendant quarante-neuf ans. Même si souvent nous avons formé un couple infernal. Mon père a été mon meilleur ami. Elle m’a appris la liberté. A sauvegarder une sauvagerie et, surtout, à faire la cuisine. Lui ­hormis l’amour de la lecture­ m’a inculqué le goût du jardinage et celui de la méditation qui va avec!», résume Jean Mascolo, mi-détaché mi-railleur, genre potache en jean élimé et godasses trouées, prêt à s’esbigner en chat qui s’en va tout seul, vers son potager minuscule, au fond du jardin aux grands arbres que M.D. appelait «le parc». Tout comme elle disait «l’étang» pour la mare jouxtant le salon de musique. Il fonctionne sur un mode communautaire, chez lui, les amis sont chez eux. Jean Mascolo longtemps a été un peu exaspéré d’être appelé Outa Duras. Jusqu’au succès «mondial» de l’Amant en 1984, sa mère, prétend-il, n’était connue que de quelques cénacles. Orphelin d’elle le 3 mars 1996, puis de père «dix-sept mois et dix-sept jours plus tard», un 20 août, héritier soudain d’une fortune, il a décidé de ne pas modifier sa façon de vivre. La jet set n’est «pas son truc». Il ne cesse de revenir à Neauphle, où rien n’a bougé" Après une inondation en 1983, Marguerite et Yann Andrea, son dernier amour, avaient préféré Trouville. Le jour de ses 50 ans, Outa a rendu les clés de l’appartement historique de la rue Saint-Benoît à Paris. Tournant ainsi la page de plus d’un demi-siècle de l’existence de Duras. Et de celle d’un groupe d’intellectuels dont il avait filmé et écouté les survivants en 1992 pour une vidéo, l’Esprit d’insoumission: «De la télé à compte d’auteur, un rien subversive. J’ai pour moi d’avoir sauté sur les genoux de tous ces grands-là, qui formèrent intuitivement un groupe de pensée, d’action.» Mascolo se voit en gérant de l’oeuvre maternelle.«Maintenant Marguerite Duras, c’est moi! Une vraie PME», s’amuse-t-il. Jusqu’à sa mort, il s’était délibérément cantonné dans la dégaine d’un adolescent tardif, vivant de sa «subvention», un Smic que lui versait chichement Duras. En deux ans, il a fait l’apprentissage en accéléré du métier d’«ayant droit». Il a fondé une société, commençant par racheter nombre des films de Marguerite, afin qu’ils ne soient plus «écoulés comme des tapis aux enchères». Ayant travaillé sur quatorze des tournages de Marguerite D., Outa Mascolo n’exclut pas de réaliser un vieux projet sur «l’utopie hippie». Sa maman ne lui offrit elle pas jadis un camping-car Wolkswagen pour partir en Inde? Au printemps 1968, Outa villégiaturait en Afghanistan.

Entre joyeux bernard-l’hermite et thuriféraire sentimental, Mascolo maintient les choses et l’esprit des choses, intouchées parce que intouchables, dans la maison inspirée de Neauphle. Plein d’autodérision, il s’envisage comme un «gardien du musée, un musée vivant». Si la veste en laine à carreaux noirs et blancs de Marguerite est toujours suspendue à un clou, c’est qu’elle continue de servir. Outa se souvient d’avoir eu avec le fils Semprun l’idée d’une série télé intitulée Salut les oedipes: ayant grandi encerclés par des «enfants de"». Ils auraient dévisagé les rejetons de Jeanne Moreau, Taittinger, Louis René Des Forêts et autres anciens camarades de jeux, que leurs parents, l’été venu, parquaient ensemble sous la garde de nounous. Tandis qu’eux, tous de gauche, partaient vers l’Espagne ou l’Italie. «Plus tard, ils m’ont emmené, on ramassait avec les Vittorini des fragments de poterie étrusques à Populonia.» Soudain, Jean Mascolo met un disque vinyle de musique grecque, offert par Melina Mercouri. Il vit avec la musique. Il fut un surdoué du piano: «Marguerite en était aux anges.» Jusqu’à ce qu’un professeur de la Schola Cantorum cherche à lui imposer trop de doigtés orthodoxes" Ses parents se séparèrent en 1957. Il dit: «J’étais toujours très cool avec les amants de ma mère, et avec les maîtresses de mon père.»

Puis raconte comment il fut envoyé en pension au Collège cévenol. Fini le piano, et la précocité scolaire. L’enfant unique, choyé, de la rue Saint-Benoît, entouré «de purs et durs d’une merveilleuse humanité» nommés Queneau, Tati, Bataille, Leiris, Blanchot, Morin, Vian ou Merleau-Ponty", se retrouva à endurer des bizutages à cause de sa petite taille. Marguerite lui envoyait du lait concentré. Juste avant le bac, le jeune homme quittera la scolarité pour suivre le tournage de Paris brûle-t-il, de René Clément. Annonçant que la réussite ne l’intéresse pas, il convainc Mascolo père et maman Duras.

De son penchant pour la griserie, il dit: «L’alcoolisme c’est l’absence de Dieu», la fameuse phrase de sa mère. Les dix dernières années, il a retrouvé chaque jour pour boire un verre son père, pilier irremplaçable des éditions Gallimard et d’un bistrot du VIe arrondissement. Un homme au «gai désespoir». Les deux se donnaient des nouvelles de Marguerite. Parfois montaient la voir. Mascolo fils dit: «Je ne sais peut-être pas ce que je veux, mais grâce à Dionys, je sais ce que je ne veux pas.»

Ce dont il ne veut pas, c’est ce qui arrive en ce moment. Duras fils découvre ce que veut dire «avoir affaire à la presse», à l’occasion de la parution annoncée d’une biographie de l’écrivain, par Laure Adler" Parution reportée, Jean Mascolo ayant exigé la suppression de quelques passages où Marguerite née Donnadieu n’était pas épargnée. «50 lignes sur 620 pages, je n’ai pas voulu m’instaurer en censeur. Ma mère dans ses écrits a tout dit elle-même sur sa vie.».

Jean Mascolo en 8 dates :
30 juin 1947. Naissance de Jean Mascolo à Paris.
1958 (?) -1965 ? : Interne au Collège Cévenol
1966. Participe à la réalisation de«la Musica», premier film signé Duras ( et Seban).
1968. Un printemps en Afgha-nistan, un an après, le Maroc.
1970.En route pour la Californie; une saison plus tard, il vivra à New York.
1981. Première vidéo coréalisée et autoproduite avec Jérôme Beaujour, «Duras filme».
1992. Cosigne avec Jean-Marc Turine «l’Esprit d’insoumission».
3 mars 1996. Mort de Marguerite Duras.
20 août 1997.Mort de Dionys Mascolo.