Les Années Chambon-sur-Lignon

(extraits du livre de Françoise Lévy-Coblentz : « Il y a trois fois vingt ans »)

La ferme du Crouzet

Lorsque Georges loua à Monsieur Ferrier la ferme du Crouzet, l’un des bâtiments annexes était encore occupé par la famille Héritier en charge des bovins abrités dans la vaste étable attenante à leur logis. (…) Monsieur Ferrier s’était retiré au Chambon, abandonnant l’exploitation agricole à l’exception du produit laitier dont il faisait commerce. Le potager, les terres arables et les pacages laissés en friche furent inclus dans le fermage. Georges arpenta « ses » terres, retroussa les manches d’une chemise molletonnée et se mit à l’ouvrage, car l’époque des semailles approchait.
A quatorze ans, il est facile de rebondir, d’explorer de nouveaux horizons en laissant libre cours à la fantaisie. Il en alla tout autrement pour Georges et pour Guite (Georges et Guite Coblentz, parents de l’auteur NDLR). S’improviser fermier était un pari difficile à gagner. Ils le gagnèrent au-delà de toute espérance. Cela tenait du prodige. J’étais alors trop dispersée pour prendre pleinement conscience de leurs mérites.
(…) Plusieurs kilomètres séparaient le Crouzet du Chambon. Pour nous protéger des intempéries, Guite tailla des pèlerines dans d’épaisses couvertures de laine teintes en bleu marine. Une précoce chute de neige fut l’occasion de les étrenner. (…)
Skis, pèlerines, chaussettes, sacs à dos lourdement chargés de livres et de cahiers nous étions équipés pour la rentrée scolaire 42-43,(…).

Les réseaux (1942-43)

(…) De Lévy établis à Marseille en Simon avant leur arrivée au Chambon, ils devinrent Fayol en s’engageant dans la Résistance dans leur Q.G. établi à La Celle, une halte du tortillard qui desservait également le Crouzet avant la gare du Chambon. Le réseau de la Résistance qui s’organisa dans la région bouleversa la donne initiale axée essentiellement sur l’accueil des persécutés.
Le collège Cévenol dut faire face à l’afflux de nouveaux élèves dont certains aînés avaient des activités dans la Résistance. Plusieurs professeurs vinrent renforcer l’effectif en place insuffisant, ainsi de André Hano, d’Olivier Hatzfeld et de notre ami le Hongrois Georges Vajda, professeur de langues orientales à l’Ecole des Hautes Etudes puis à la Sorbonne. Il remplaça notamment pour l’enseignement du latin et du grec le pasteur Theis, lequel avait pour marotte les traductions de Mr. Bellessort… mortellement ennuyeuses. Notre classe faute de place dans le bâtiment principal, était reléguée dans une immense verrière, sorte de serre désaffectée, dans laquelle un poêle peu efficace maintenait la température autour de -6°. Nous gardions nos gants pour écrire. Malgré cela nos doigts étaient éclatés d’engelures. Theis, stoïque, demeurait impassible, sauf le matin où Puck, notre jeune chien loup m’ayant suivie sur le chemin de l’école refusa de regagner la ferme. Il faisait trop froid pour le laisser dehors. Je m’installai au fond de la classe près du poêle et le pris sur mes genoux. I1 s’endormit aussitôt. Arrivée de Theis.
« - Mademoiselle Coblentz, au tableau.
Je refile le chien endormi à mon voisin. Mais au son de ma voix, voilà Puck qui s’échappe et me rejoint en agitant la queue. Je plaidai ma cause et celle de mon chien.
- Bon, pour cette fois, passons, mais que cela ne se reproduise plus… ». Incident clos.
Depuis l’arrivée de Vajda avaient été aménagées des salles de classe annexes et nous quittâmes notre verrière frigorifique. Vajda était habitué à un auditoire plus qualifié que le nôtre, mais il sut s’adapter et faire passer des connaissances qui débordaient les limites du programme scolaire. Il ne donnait pas l’impression de préparer ses cours, le dialogue primait, donnant à ceux qui y participaient la chance de progresser rapidement. En dehors des cours, je le croisais parfois, marchant tout emmitouflé, un livre à la main comme un curé lisant son bréviaire. Un jour il m’arrêta au passage pour me proposer de me donner des leçons d’hébreu. Pourquoi non ? Toute exploration de connaissances nouvelles m’attirait (les maths exceptées). Mon maître logeait dans une petite chambre sans confort à l’hôtel Barraud sis à l’entrée du village. Enveloppé dans une couverture, il me montra les lettres de l’alphabet hébraïque, puis nous passâmes au vocabulaire. - Que la lumière soit… même si ce n’était qu’un début de lumière, c’était passionnant, distrayant pour Vajda à qui les journées d’exil paraissaient interminables, car pour ses travaux personnels, il ne disposait que du contenu de deux valises, ce qui me paraissait énorme mais ne l’était pas pour lui. Ainsi nos leçons mettaient un peu de distraction dans la monotonie du provisoire, ce grand savant étant incapable d’apprécier la beauté du paysage environnant, ce qui me contrariait. Il tendait pour moi le miroir d’un avenir brillant fondé sur l’étude des langues mortes. Comment pouvait-il mettre ainsi entre parenthèses les malheurs de la guerre ? Lorsque la parenthèse se referma, étais-je sous influence en choisissant de m’intéresser au cunéiforme en première année de fac ?
Durant l’été qui précéda la rentrée 42-43, il arrivait qu’un inconnu traversât la cour de la ferme pour emprunter l’Allée de la mort qui rejoignait la route. Un jour que Guite faisait l’appel de ses poules pour leur distribuer leur pitance : « Andromaque, Iphigénie, Phèdre, Athalie, Agrippine, Bérénice… », passe un jeune monsieur de belle prestance, aux yeux clairs et au sourire chaleureux. Il s’arrête, stupéfait : Albert Camus assistait pour la première fois à un spectacle où le rôle des tragédiennes était tenu par des gallinacés ! Il mena son enquête. Les identités furent déclinées de part et d’autre par l’intermédiaire des Fayol dont Camus partageait les objectifs de combat. Il menait le sien à Paris, l’état de ses poumons l’obligeait à passer quelques mois à la montagne. Un ami, l’acteur Paul Oetly (rendu célèbre dans le rôle du capitaine Fracasse qui fut un film à succès avant guerre), l’invita à loger dans la modeste pension de famille que madame Oetly, sa mère, tenait à Panelier. C’était une sorte de petit castel perdu entre prés et bois, séjour paisible et sauvage. Camus y écrivit « La Peste ». Panelier n’était qu’à une heure de marche du Crouzet. Il y eut de brèves rencontres dans la grande salle de la ferme avec cet homme solitaire, à la fois chaleureux et inquiet, tel qu’en ses œuvres littéraires.
Sans attaches avec les réseaux déjà en place, d’autres arrivants se dispersèrent sur le plateau. Ceux dont les enfants fréquentaient le collège se hasardèrent à visiter la ferme du Crouzet. Ces visiteurs désœuvrés vivaient en marginaux. Guite dénigra une certaine madame G. hauts talons, élégance citadine, maquillage voyant, coiffure sophistiquée « qui n’était plus de son âge », voyons ! Georges haussa les épaules.
Au collège, certains « nouveaux » étaient effectivement « voyants » de par leur nom et le typé de leur visage. Une pensée émue pour Rachel Guzy dont l’intelligence effaçait la laideur de ses pommettes et de ses yeux mongoloïdes. Elle se terrait au fond de la classe. Un jour de l’année 44, sa place demeurée vide inquiéta sur son sort. Elle s’était esquivée pour réaliser son rêve de Terre Promise.
Un autre de mes camarades, de quelques années mon aîné, qui préparait brillamment math élém. (plus souvent dans une planque du maquis qu’au collège), était un rescapé d’un camp de « rééducation » russe. Il avait réussi à s’en échapper et à traverser la Russie et toute l’Europe en guerre pour gagner la France, symbole des Droits de l’Homme. Par amitié, il me conseilla de quitter ma famille sur le champ, de me libérer de toute entrave parentale, considérant qu’à mon âge ( !) il était inconcevable d’être encore sous tutelle. Rompre le cordon ombilical afin de se construire une vie personnelle. C’était son expérience, il ne l’avait pas choisie, mais considérait comme des rites initiatiques les épreuves inhumaines qu’il avait surmontées. Plus tard, il parvint aux postes les plus élevés de la physique moderne et son nom, Alexandre Grothendieck, connu de la presse scientifique, le fut également des médias en mai 68.
(…)
Ces quelques anecdotes montrent le désarroi qui régnait dans l’esprit de certains jeunes. Nos maîtres en étaient conscients. Un test imaginé par notre professeur d’histoire, Daniel Isaac (fils de Jules Isaac l’auteur des manuels scolaires « Malet et Isaac ») est significatif à cet égard. Sa question est la suivante : - Vous êtes suspecté d’avoir caché ou aidé des juifs et des réfractaires. La milice se présente chez vous pour enquêter. Quelle sera votre attitude sachant que vos réponses engagent votre responsabilité quant aux chances de survie de personnes en danger. » Les défenseurs des persécutés furent largement majoritaires, se disant prêts à risquer leur propre vie. Cependant mis à part les persécutés potentiels, il y eut deux ou trois abstentions. On découvre ainsi que pour Christiane X, le devoir de vérité prévaut sur toute autre considération. Elle s’interdit de nier ses actes quelle qu’en soit la conséquence : Christiane X de tous les dangers ! Elle ne réalise pas l’énormité de ses paroles. Tollé général. Isaac tente de ramener le calme. Suit un cours de morale sur le thème de l’éthique dont les règles appliquées sans discernement menacent de conduire aux pires dérives. (…)

L’ANNEE 42-43 REVISITEE AUTREMENT

L’autrement de l’année scolaire 42-43 se résume à quelques épisodes d’un vécu adolescent revisités dans le désordre trois fois vingt ans plus tard. Demi-pensionnaires « Chez tante Soli », une maison d’enfants dirigée par Milou Sèche, le camarade de la jeunesse stéphanoise des trois sœurs Samuel (NDLR : Patronyme du père de Guite), Jean et moi fraternisions avec des garçons et des filles venus d’horizons divers. Les sujets politiques et religieux n’étaient jamais abordés dans ce milieu disparate où la tolérance et la discrétion étaient de règle. Ainsi Sadoun, Benvéniste, Benrubi et Jaouën fils d’un soyeux lyonnais, seul à arborer la francisque, partageaient la même chambre. Un grand gaillard prénommé Joseph dont les parents tenaient une boutique de tailleur dans le quartier du Sentier à Paris, tournait en dérision avec son humour juif polonais sa situation d’élève retardataire admis à l’école communale que dirigeait monsieur Darcissac. Il fit très froid cet hiver là (cf. la verrière frigorifique transformée en salle de cours, évoquée précédemment). La neige tombée en abondance isolait le Chambon du reste du monde. Le tortillard hibernait à Dunières, la route rendue impraticable s’était transformée en un étroit ruban emmuré entre d’énormes congères durcies par la burle. Le plateau devint pour quelques semaines une forteresse imprenable. Pour Jean, Serge Fayol et moi, les trajets entre nos domiciles et le collège, surtout de nuit dans la clarté étoilée, tenaient de la fête en folie. Bernard qui guettait notre retour avec impatience ne comprenait rien à nos fous rires de bonshommes de neige, givrés de haut en bas. Il possédait une luge que nous transformions en attelage tiré par Puck et Buck, les deux chiens loups de monsieur Ferrier. (…)

TERRE D’ASILE EN DANGER

Le Chambon terre d’asile certes, mais au point de susciter la méfiance de Vichy et de se retrouver dans le collimateur de la gestapo. Que se passait-il là-haut ? Le préfet de la Haute Loire, monsieur Bach aux ordres de Pétain mit au défi le pasteur Trocmé en lui annonçant la visite officielle du ministre de la jeunesse Lamirand, qui souhaitait inspecter les « admirables oeuvres de jeunesse du Chambon-sur- Lignon ». Je fus alors contactée par notre professeur de gymnastique, Naho, pour représenter lors d’un défilé au stade l’effectif féminin de ma classe. Sans doute ignorait-il mes ascendances juives, car mon arrivée avait précédé la venue par vagues successives de mes coreligionnaires. Lorsque je l’entendis prononcer le nom de Lamirand, un sbire de Vichy, je me rebellai. Ah non, jamais ça ! Georges ne fut pas informé dans le détail des événements du 15 août 1942, ni de l’accueil glacial réservé à Lamirand dont la visite tourna au fiasco. Au collège où régnait la loi du silence, le sujet ne fut guère évoqué. Les plumes ne se délièrent qu’après la tourmente pour raconter le culte au temple qui suivit la « réception sportive » au stade Joubert et permit au protestantisme d’exprimer sa position non violente. La tension fut portée à son comble lorsqu’une dizaine d’élèves de terminale remirent au ministre une lettre dénonçant la rafle du Vel’ d’Hiv’ et précisant qu’ils ne faisaient pas de différence entre les non-juifs et les juifs qui se trouvaient parmi eux.
Le préfet reprocha au pasteur Trocmé d’avoir semé le désordre et lui signifia qu’il avait reçu des ordres concernant les juifs étrangers et qu’il allait charger ses services de les appliquer. En fait les gendarmes dépêchés sur place se montrèrent peu actifs et repartirent sans un seul juif. L’affaire semblait classée. Cependant le pasteur Trocmé et ses amis ne renoncèrent pas pour autant à leurs activités qualifiées de subversives par le préfet.
Le 14 février 43, les pasteurs Trocmé et Theis ainsi que monsieur Darcissac, directeur de l’école communale, furent arrêtés, puis internés dans un camp de la Vienne, proche de Limoges, nommé Saint-Paul-d’Eyjeaux. Libérés un mois plus tard, ils sont de retour le 17 mars. Mais Trocmé et Theis disparaissent alors volontairement pour éviter tout prétexte à de nouvelles interventions musclées, tandis que Darcissac reprend son poste d’enseignant. Ainsi « Pâques 43 au Crouzet » intervint après une période agitée dont nous n’avions pas mesuré les risques à venir.
L’année scolaire s’achève. L’été s’annonce aussi chaud que l’hiver a été froid. Notre radeau vogue dans la crique de Rocheduc, les baignades sont de saison et l’époque des fenaisons approche quand est donnée l’alerte de l’arrivée de la gestapo qui investit par surprise « La maison des Roches » où sont logés de nombreux étudiants d’origine étrangère. Ils sont tous raflés avec leur directeur Daniel Trocmé, cousin du pasteur, battus, injuriés, embarqués dans des cars… déportés. Daniel mourra en avril 44 au camp de Maideneck. Le grand Joseph fit partie du convoi, Milou Sèche ayant été obligé de se séparer de lui après les événements de février. Comment oublier le destin tragique de ce grand garçon supprimé à la fleur de l’âge !
Donc l’alerte donnée vers 21 heures est aussitôt transmise à la ferme du Crouzet. Pas de panique, Georges et Guite sont préparés à une telle éventualité. Nous chaussons nos souliers de marche (réservés aux grandes randonnées). Sacs à dos, pèlerines. Direction : la ferme amie des Vincent. Georges porte Bernard sur ses épaules, Guite lui emboîte le pas, il fait sombre dans mon souvenir, un sombre dans la manière noire d’une gravure flamande de « Fuite en Egypte » dont Jean et moi fermons la marche. Est-ce le début d’une nuit d’été ? Un tôt matin ? Le 15 août ou son lendemain ? L’alerte a été donnée à 21 heures après je ne sais rien de précis, sinon qu’il fait clair lorsque nous arrivons chez les Vincent.
La trappe s’est refermée. On perçoit le frottement au sol de l’échelle repoussée en bas contre un mur. Nous voilà encagés entre un plafond et le plancher de la grange, espace réduit où l’on ne se déplace qu’en rampant.
Le jour infiltre l’obscurité à la jointure des planches. On distingue les parois et nos silhouettes nichées dans un tapis de foin répandu sur le sol. La position assise convient tout juste à la taille de Bernard, immobile, silencieux. Je pense aux forêts profondes qui s’élèvent derrière les planches, à l’air libre. Il ferait bon courir librement là-bas, mais Bernard ne pourrait pas suivre. Il faut se résigner à écouter Georges lire en sourdine à la lueur d’une lampe de poche le Livre de Job.
Retour au Crouzet sitôt l’alerte levée. II fut décidé de nous éloigner provisoirement du Chambon, Jean, Serge et moi, d’autant que l’opportunité se présentait pour les garçons de se joindre à un camp d’éclaireurs, quant à moi, j’accompagnais les louveteaux dont la cheftaine souhaitait des renforts d’encadrement. Un camion nous transporta du côté des Cévennes. Sur place, les louveteaux étant jugés trop jeunes pour camper sous la tente, une grange isolée fut mise à notre disposition. Un soir des coups de feu furent tirés à proximité. Il y eut un bruit sourd puis une plainte. Un maquisard blessé? Mon réflexe fut de lui porter secours. La cheftaine s’y opposa en raison du risque de représailles qui mettraient en danger les enfants dont nous avions la garde. C’était rageant d’être réduits à l’impuissance. La cheftaine en convint.
En notre absence, Jean-Paul et Michel Coblentz (nos cousins germains) étaient venus en séjour chez Madame Jouve, « Aux Airelles ». Autre surprise, nous trouvâmes un garçonnet de neuf ans confiés à nos parents par Chouraqui. Le jeune Armand avait dans son regard des images terribles dont il ne parla pas. Il était difficile à entourer. I1 y avait entre nous la barrière de la Kacherout qui l’empêchait de nous considérer comme ses coreligionnaires et qui le rendait méfiant, sauf lorsqu’il nous accompagnait pour mener paître le troupeau. On retrouvait alors l’enfant qu’il avait été quelque part dans un village de Pologne, il riait, jouant avec les chèvres dont il buvait le lait à même le pis. I1 fit un premier trimestre à l’école primaire du Chambon, puis nous quitta pour de nouvelles errances sous la houlette de Chouraqui.
I1 faut préciser que la situation au Chambon s’était compliquée depuis que l’hôtel du Lignon, tenu par madame Bonfils avait été réquisitionné au printemps 43 et transformé en maison de convalescence pour les blessés de la Wehrmacht. Ils y furent nombreux durant l’été 43, ce qui ne facilitait pas la tâche des chefs de la Résistance, car il leur était difficile de contrôler de jeunes écervelés qui voyaient là une occasion de se « payer des boches ». Pierre Fayol usa de son autorité pour les empêcher de prendre pour cible la baignade des soldats allemands qui s’étaient approprié la plage dite de « tata Zoé ».
Etant donné la conjoncture, la famille laissa passer la victoire russe du 3 septembre 43 (reprise de Kharkov), sans la fête rituelle qui réunissait jusqu’alors les Coblentz et les Fayol autour de la table de la grande salle pour un repas festif à la gloire de l’armée rouge, la gourmandise suprême étant la énième « dernière » boite de crème de marron Faugier offerte par Marianne Fayol et agrémentée de crème Chantilly maison.

LE TORTILLARD DEUXIEME CLASSE

« Lentement mais sûrement » 1943-1944

Chaque rentrée scolaire était précédée des mêmes recommandations. Georges se montrait intransigeant sur les notes de conduite et nous menaçait de nous retirer du collège si nous étions indisciplinés. La perspective d’une carrière de Jardinière d’enfants était la menace qui pesait sur moi. Quant à Jean il subissait déjà un début d’application des peines sous forme d’un stage chez un menuisier-tourneur, monsieur Dreyer. Il en fut enchanté et exécuta comme chef-d’oeuvre un superbe tabouret au piétement tourné dans le style Louis XIII. A l’évidence il était très doué, pour les travaux manuels. En revanche le latin avait moins d’attrait pour lui comme pour son copain Perret. Ils chahutaient les cours, ce qui fut mis en chanson : « Perret prenez la porte, qui, quae, quod etc ».
La seconde littéraire 43-44 se fit remarquer par ses aptitudes innovantes, Nous étions une classe passionnée et passionnante me confia plus tard Olivier Hatzfeld, notre professeur principal. L’importance que j’accordai soudain aux études doit beaucoup à son enseignement Il attendait de nous une approche personnelle des auteurs qui était matière à des exposés d’élèves, suivis d’un débat. J’eus la primeur de cet exercice : « le sentiment de la nature chez Rousseau ». La bibliothèque personnelle de mon maître fut mise à disposition. A moi de, trouver la méthode pour sélectionner les textes et bâtir un exposé. je ne m’attendais pas à remporter le succès qui créa l’émulation chez mes camarades. Hatzfeld avait atteint son objectif. Elue chef de classe conjointement avec un camarade qui représentait les garçons de la classe, je proposai d’instituer un journal bimensuel avec éditorial comptes-rendus des activités du collège, tribune libre. Le, projet fut adopté démocratiquement, le comité de rédaction étant renouvelable selon la disponibilité de chacun. Hatzfeld encouragea notre initiative. Serge Fayol doué d’un talent de dessinateur remarquable fut sollicité plusieurs fois pour illustrer la page de titre. Dans l’une des rubriques réservées aux petites annonces, je relève : Avis aux amateurs de chats. Les élèves qui désirent élever des petits chats sont priés de s’adresser à Françoise Coblentz ». Le premier numéro du journal est daté du 10 décembre 1943. Je suis dépositaire de quelques exemplaires du « Tortillard deuxième classe », qui ont résisté aux nombreuses manipulations et à l’usure d’un méchant support en papier des temps de pénurie. Un article signé de ma plume revendique pour les femmes le droit de vote ainsi que l’égalité avec les hommes dans l’exercice des fonctions publiques.
Toujours dans le cadre de nos activités scolaires fut montée la pièce de Beaumarchais, « Le barbier de Séville » dans laquelle me fut confié le rôle de Rosine. Nous donnâmes plusieurs représentations avant les vacances de Pâques. Georges me fit l’honneur d’assister à la première, mais fut contraint de quitter le spectacle avant la fin pour raccompagner aux « Airelles » Michel, pris de douleurs abdominales.
Michel et Jean-Paul sont en effet scolarisés au Chambon et pensionnaires chez madame Jouve en cette année de tous les dangers. Michel est inscrit en huitième à l’école primaire, Jean-Paul suit les cours de sixième au collège : il est le premier de sa classe. Les aînés de la fratrie se retrouvent aux « Airelles », car par mesure de prudence Georges et Guite souhaitent nous éloigner de la ferme. Mais nous ne sommes internes que par intermittence, Jean aux « Airelles », moi chez madame et monsieur Rey, un pasteur à vocation tardive, scolarisés dans ma classe et logé dans une dépendance des « Airelles » (Jean Rey sera assassiné dans sa paroisse pendant la guerre d’Algérie par l’O.A.S. en raison de ses positions engagées contre la torture).
(…)
- Tu t’appelles Collin de Collin, disait le pasteur Estoppey. Comment de Coblentz à Gobelin et à Collin se firent les changements d’identité ? La famille eut recours à l’atelier clandestin de faux papiers monté par Jean-Claude Puntz dit Plunne, de son vrai nom Oscar Rosowsky, un juif aux ascendances lettones, émigré à Berlin puis à Nice en 1933. En 1942, son père est déporté à Auschwitz et sa mère internée dans le camp de Rivesaltes. Pour l’en faire sortir, il entre en apprentissage chez un artisan mécanographe chargé de l’entretien des machines à écrire de la préfecture de Nice. Grâce au vol de vrais papiers signés de sa main, il fait libérer sa mère et comprend qu’il détient l’arme première de la clandestinité. Il arrive en 43 au Chambon. I1 a 19 ans. Une machine à ronéotyper et deux machines à écrire constituent l’essentiel de son matériel. Les papiers originaux sont lavés au corrector et réutilisés. Pour fabriquer des cachets, Plunne utilisait de la gélatine à polycopier afin de décalquer les cachets authentiques et obtenir des tampons à l’identique. J’ai conservé ma carte d’alimentation «J3 » au nom de Françoise Gabrielle Collin demeurant 8 avenue de Merville à Cannes, délivrée le 24 mars 1943 et tamponnée par le « Service des cartes de rationnement de la ville de Cannes ». Plunne était installé de l’autre côté du Lignon, vers le Mazet. Je me présentai chez lui en mai 44, chargée par Guite de récupérer nos fausses cartes d’alimentation établies au nom de Collin, car lors de notre départ précipité, nous ne possédions que de fausses cartes d’identité. Depuis Intres, c’était une véritable expédition à vélo. Huit kilomètres de côte très raide jusqu’à Saint-Agrève, ensuite le trajet jusqu’au Chambon, puis à nouveau une montée pénible jusqu’au Mazet. Un jeune homme qui n’était peut-être pas Plunne me remit les précieux documents et je m’en retournai mission accomplie. Après vérification, Guite vitupéra contre mon étourderie : j’avais omis de contrôler les dates tamponnées lors de chaque remise de tickets du mois. Or la 27e remise était datée du 30 février 1944 ! Le 3 fautif fut escamoté. Je garde le souvenir d’une belle balade, malgré le minable vélo de Guite et le raté de Plunne ou de son collaborateur qui ont par ailleurs à leur actif quelque 5.000 faux papiers en tout genre. Lorsque Plunne redevint Oscar Rosowsky, il fit ses études de médecine et exerça son nouveau sacerdoce près de Paris.
Avant d’abandonner le Crouzet munis de nos fausses cartes d’identité, il avait fallu mettre la ferme en location. Elle fut occupée par la famille du professeur Braemer. Des fermiers compréhensifs prirent en pension qui nos moutons, qui nos chèvres, quant aux poules, aux lapins et aux chats, ils ne furent pas déménagés me semble-t-il. Restait notre déménagement pour un domicile prospecté par la filière des pasteurs.

POST – SCRIPTUM DE L’AUTEUR, FLORENCE LEVY-COBLENTZ :

Ces fragments d’un texte pris dans l’ordre de sa pagination font sens, en évacuant toutefois les vibrations qui sous-tendent l’écriture dans son intégralité.
Ainsi l’aventure chambonnaise des Coblentz ne s’achève pas impromptu selon la formule « Adieu veau, vache, cochon, couvée ». Après la Libération, on se bat encore en Alsace.
D’ou la poursuite de nos études au Chambon, tandis que la vie agricole reprend son cours à la ferme des Crouzet jusqu’en Septembre 1945.
Vient alors le moment des adieux au Collège Cévenol, aux camarades dont l’effectif s’amenuise, aux paysans amis, au paysage dans sa splendeur déjà automnale. S’impose en outre une pensée prégnante pour le village d’Intres dont le pasteur, Monsieur Estoppey fut notre « Juste », injustement oublié à la marge de la micro histoire du Plateau cévenol et de la vallée de l’Eyrieux, tout comme les Picq qui accueillirent dans leur ferme du hameau de Chapignac les Collin mis en danger suite à la déportation de leurs grand-mère et arrière-grand-mère maternelles (cette dernière était âgée de 96 an !).

Note de LP : sur Intres, qui est en Ardèche, lire avec intérêt l’enquête suivante en cliquant sur ce lien