« Nous refusons un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de périr d’ennui. »

« Nous inventons un monde nouveau et original : l’imagination prend le pouvoir. »

« Courez, courez, le vieux monde est derrière vous. »

« Université libre mais pas chaotique. Respectez par vertu ce que vous subissez par crainte. »

Ces slogans et bien d’autres, violents et ironiques, poétiques et provocateurs, les voilà affichés sur les murs de la vieille Sorbonne, de Nanterre et d’ailleurs. Comment ne pas se réjouir qu’il en soit ainsi ? Comment ne pas être rempli d’allégresse et d’espérance en entendant ces jeunes, étudiants et ouvriers, nous dire avec violence, comme ils l’ont montré avec courage dans la rue, que les raisons de vivre sont les plus précieuses que la vie elle-même, que le confort et la réussite ne sauraient remplacer le sens de la vie, qu’ils refusent la publicité « aussi intoxicante que les gaz de combat » et choisissent résolument « l’air pur et la liberté ». Oh ! je sais bien, oui nous savons bien, vieillards desséchés et résignés, ce qu’il y a de romantique, de follement généreux et de tragiquement fragile dans cette contestation radicale qui, partie d’un peu partout, bloque aujourd’hui l’ensemble des rouages de notre pays et remet tout en question, du haut en bas de l’échelle des valeurs et de l’édifice social.

Mais comment ne pas voir dans cette utopie, dont l’un d’entre eux disait hier : « Elle est le nom de la spiritualité nouvelle » – sans compter, attention !, que bien des utopies d’aujourd’hui ont puissance d’engendrer la réalité de demain, et que ces rêveurs d’« un monde nouveau et original » ont, en quelques mois, conduit notre pays à se trouver en ce qu’il est convenu d’appeler une situation prérévolutionnaire –, comment ne pas entendre dans ces mots d’ordre qui sapent les bases de toute une société et visent à l’apparition d’un monde moins inhumain, comment ne pas y voir et y entendre une multitude de signes, de rappels et d’échos de l’Evangile ?

En tout cas, je n’ai aucune peine ce matin à participer à la joie et à l’espérance de tous ceux qui luttent pour un monde nouveau, je ne saurais qu’être solidaire d’eux et participer à leur contestation créatrice des paroles et des structures d’oppression, où qu’elles se manifestent. […]

Lors de la Conférence « Eglise et Société » organisée par le Conseil œcuménique des Eglises en juillet 1966, l’archiprêtre Vitaly Borovoj, de l’Eglise orthodoxe de Russie, parlait sur la base d’une expérience de 50 ans de vie chrétienne en pays socialiste : « La religion révélée en Israël et en l’Eglise des premiers temps était tout d’abord révolutionnaire ; ce n’est qu’après qu’elle est devenue individualiste et statique… C’est un péché de s’incliner devant le mal et l’injustice sociale. La repentance – c’est-à-dire le changement radical de mentalité, une rupture radicale avec le mode de vie antérieur, une répudiation radicale des anciens usages pécheurs, une acceptation tout aussi radicale de soi-même, un engagement de tout son être dans une vie nouvelle – c’est-à-dire tout ce que nous entendons par révolution –, cette sorte de repentance, cette sorte de révolution s’applique, non seulement à l’individ, mais à l’ensemble de la société, à la nation, à la classe, à chaque groupe social. […] »

[…] Avec cette société oppressive, sans âme ni idéal, incapable d’enrayer la course aux armements, la guerre au Vietnam, l’exploitation des travailleurs étrangers, impuissante à offrir à des milliers de jeunes d’autre avenir que l’intégration dans l’univers de la consommation, où le bonheur se mesure en équipement ménager, en automobile et en élévation d’un niveau de vie gagné aux dépens du tiers-monde – pardon du deux tiers-monde ! ; avec ce « vieux monde », comme ils disent, c’est nous les aînés, les chrétiens intérieurs et riches, les citoyens passifs et chauvins qui sommes remis en cause radicalement, invités à la repentance, comme par un rebondissement de la voix de Jean-Baptiste. […]

L’espérance chrétienne prend aujourd’hui ce visage concret, humain, audacieux. Et c’est pourquoi, quelle que soit l’issue de la crise actuelle, il fait bon vivre une époque pareille car l’essentiel sans cesse y apparaît et le voici proclamé par des milliers de jeunes légitimement insatisfaits du monde que nous leur avons préparé… ou plutôt honteusement légué. Ils clament et réclament : la beauté et la justice, la poésie et la paix, l’amour et la profanation de l’argent, et déjà le monde nouveau s’exprime sur les ruines des barricades et des systèmes pédagogiques périmés. […]